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Présentation de l’éditeur :

Un jour de septembre 2007, à Coulogne dans le Nord-Pas-de-Calais, les corps sans vie de quatre personnes, le père, la mère, le fils et la fille, ont été retrouvés pendus dans le salon du pavillon familial. Les raisons, comme l’enchaînement des faits, n’ont jamais été élucidés.
Il était temps d’y remédier, Philippe Cohen–Grillet l’a fait, quitte à tout inventer.
Quoi de mieux qu’un bon roman pour révéler nos existences comme un miroir dans lequel nous devrions nous reconnaître.

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« Ce jour-là, en début de soirée, un peu avant l’heure de l’apéritif que nous ne prenons jamais, papa nous a réunis dans la salle à manger et nous a dit : « Aujourd’hui, plutôt que de passer à table, nous allons nous passer la corde au cou. »

Sur le coup, j’ai un peu regretté. Non pas que je n’avais plus envie de me foutre en l’air. J’en avais autant envie que d’habitude, ni plus ni moins. Mais on était mercredi. Et le mercredi, c’est le jour où maman nous prépare des tomates farcies. Ou des endives au jambon. Mais c’est plus rare, et ce mercredi, c’étaient bien des tomates farcies. »

Une fois n’est pas coutume, c’est avec les premières phrases de ce premier roman que je commence ma chronique. Le ton est donné, le noir est hissé !

A partir d’un fait-divers bien réel, Philippe Cohen-Grillet a imaginé comment une famille de quatre adultes a pu en arriver à ce suicide collectif. Au début, le ton naïf m’a fait croire que le narrateur est un enfant, mais non, il s’agit bien d’un père, une mère, un jeune homme et sa soeur, jeune adulte elle aussi. Le père est pré-retraité, la mère passe ses journées à la maison, elle cuisine pour remédier à ses « crises de nerfs », le fils est magasinier dans un supermarché bientôt transformé en « super-hard-discount », la fille passe les diapos dans un centre d’auto-école, ses heures de travail se restreignent petit à petit… Ils habitent un pavillon de la petite banlieue, sous le regard à peine invasif de leur vieille voisine.

Une vie bien rangée, donc. Une vie qui paraît d’une banalité effrayante. Une vie qui se déroule dans les limites de la rocade qui entoure la ville, au-delà de laquelle la vie est mystérieuse et aventureuse. Une vie surtout marquée par la crise. On dirait presque qu’ils ne se rendent pas compte du poids qu’elle exerce sur leurs vies, cette crise,  tant le narrateur reste dans le factuel, dans le déroulé de cette existence étriquée. D’ailleurs, la crise dépersonnalise, ces personnages n’ont pas de nom, ils n’ont que des rôles : papa, maman, soeurette et moi. Ils subissent les choses sans empathie apparente, car ce qui se passe, les restrictions de personnel, le développement des hard-discounts, les jeunes qui noient leur ennui à Amnésya (!), la boîte de nuit du coin, ça fait partie du paysage. Il y a bien Catherine et Francis qui détonnent un peu, leur énergie réveille le fils chaque fois qu’ils viennent récolter les invendus pour la Banque alimentaire. Mais même ça, les pauvres n’y auront plus droit bientôt…

Un roman de la crise, un roman du quotidien, mais ne croyez pas que Philippe Cohen-Grillet nous plombe le moral : on se croirait parfois dans certaines séquences de l’émission Strip-tease, le côté vache en moins. Je n’ai pu m’empêcher de penser à l’affaire d’Outreau aussi, le contexte régional, socio-économique était très semblable. La naïveté du narrateur, qui nous raconte tout après sa mort, bien évidemment, l’humour noir mais pas grinçant de l’auteur, la morosité qui envahit peu à peu la vie de cette famille telle une marée noire donnent de l’humanité à cette histoire qui gardera malgré tout ses zones de mystère.

Portrait sans fard de la précarité et de la misère morale ordinaires, ce premier roman au ton à la fois simple et original est un texte bien maîtrisé (l’auteur n’en est pas à son premier livre).

« J’allais quitter la ‘brocante vide-grenier de Noël’ ainsi, taciturne, les idées sombres et les mains vides, sans cadeau pour papa, lorsque j’ai marqué l’arrêt devant un dernier petit stand. Un peu à l’écart, un homme d’une cinquantaine d’années et une jeune femme (qui aurait pu être sa fille mais dont il tenait amoureusement la main) proposaient des bouquins : ‘Livres récents à prix décents’, proclamait un écriteau à la calligraphie approximative. Je me suis approché des ouvrages qui semblaient tous flambant neufs, certains étant encore recouverts de leur emballage plastifié. ‘Offrez un beau livre !’ engageait un autre panonceau peinturluré de la même main peu assurée. Oui, après tout, pourquoi pas, me suis-je dit. Le livre n’est-il pas le meilleur ami de l’homme ? Après le chien. Enfin, je crois. » (p. 126 – horrible, cette citation, non ? mais ça m’a fait rire)

« Nous savions donc que nous échapperions au cri des huîtres dévorées vivantes, au gallinacé émasculé, mais que nous contemplerions un arbre mort, privé de ses racines vitales à coups de hache. Tout ça pour commémorer la naissance d’un homme mort à trente-trois ans dans d’atroces supplices.

Papa réussit après bien des recherches à mettre la main sur la rallonge nécessaire à la guirlande électrique tandis que ma mère achevait de disposer les verres cristal Arcoroc. Sur les coups de 20h, 20h10 peut-être, tout était donc fin prêt pour que nous puissions nous forcer à être heureux. » (p. 155 – et joyeux Noël !)

Philippe COHEN-GRILLET, Haut et court, Le Dilettante, 2012